Entre nature et histoire : la pêche dans le Golfe de Naples (XVIIIe-XIXe siècle).
Un article d’Alida Clemente, traduit par Brigitte Marin.
Alida Clemente, historienne, nous a rejoint le 15 octobre à Procida. L’expédition, au fil de l’enquête auprès des pêcheurs rencontrés notamment dans les petites îles, a permis d’observer le déclin considérable, ces 15-20 dernières années des petits métiers de la pêche, avec une forte diminution du nombre des pêcheurs et des embarcations équipées. Un malaise qui se traduit aussi par une dénonciation et une incompréhension des normes européennes ou nationales, peu attentives aux contextes locaux. Certains annoncent la disparition prochaine de certaines pêches, faute de pouvoir continuer à en vivre, avec leur patrimoine de savoirs vernaculaires et de cultures. Pourtant, dans certains lieux, comme la Corricella à Procida, les anciennes pratiques se poursuivent (cf. Billet “Rencontres à Procida). Nous avons interrogé Alida Clemente pour replacer cette situation dans une perspective historique. Une vidéo de cet entretien sera prochainement mise en ligne (B. Marin).
S’il est banal de rappeler que la mer a constitué, dès les premiers établissements humains, l’horizon géographique et identitaire des populations du Golfe de Naples – l’évocation de la Sirène Parthénopé, sur le tombeau de laquelle fut fondée la ville, nous le rappelle avec force –, la relative pauvreté des ressources halieutiques que la mer Tyrrhénienne a historiquement offertes à une dense population est une donnée moins connue. L’histoire de la pêche dans le Golfe est caractérisée par ce déséquilibre : bien que faisant vivre une part importante (mais difficilement quantifiable) de la population du Golfe, les activités de pêche ne furent jamais une source suffisante de subsistance pour ceux qui l’exerçaient, ni ne garantissaient un approvisionnement abondant des marchés alimentaires. Le poisson frais constituait, entre XVIIIe et XIXe siècle, une denrée destinée à une consommation d’élite. Aussi, le métier de pêcheur était-il exercé, selon les circonstances, alternativement avec d’autres activités : le cabotage, le commerce de contrebande, et aussi, dans certaines zones plus que d’autres, l’agriculture. En outre, la consommation populaire était satisfaite, en grande partie, par l’importation de poissons atlantiques salés et séchés, ou de poissons frais pêchés dans l’Adriatique et acheminés par la mer jusqu’au grand marché de consommation de la capitale.
Les raisons de la pauvreté de cette pêche locale étaient en première instance liées à des facteurs environnementaux. La conformation de la mer Tyrrhénienne est celle d’une plateforme continentale étroite qui descend rapidement à de grandes profondeurs à proximité de la côte. Des traits caractéristiques de la pêche napolitaine en découlent : une pêche côtière, effectuée avec des engins simples et produits par ceux-là mêmes qui exercent cette activité. Même ce qui est défini dans la documentation administrative du XIXe siècle comme une “pêche au large”, était en fait une pêche côtière de moyenne hauteur pratiquée notamment dans la mer Ligure : celle des Etats pontificaux, de la Toscane, en poussant jusqu’aux eaux de la France méridionale, où les pêcheurs napolitains s’avançaient périodiquement, à la recherche de bancs moins exploités, effectuant ainsi une véritable transhumance maritime.
Cependant, comme le notent déjà les réformateurs du XVIIIe siècle – un phénomène qui devient évident ensuite au début du XXe siècle – cette pauvreté de la pêche était en réalité à la fois environnementale et sociale. Les “agriculteurs de la mer” comme les définissait Mario Pagano à la fin du XVIIIe siècle, étaient dépendants de marchands grossistes, avantagés par le système corporatif d’Ancien Régime. Les contrats de vente anticipée cachaient d’importantes pratiques usuraires : le crédit ainsi consenti aux pêcheurs pour qu’ils puissent exercer leur activité était remboursé chèrement au moment de la remise du poisson à ceux qui le distribuaient. Cette dépendance de la pêche du ‘capital marchand” et du groupe des “capiparanza” (grossistes) a été une constante de l’organisation du travail et du marché du poisson, même après la libéralisation de ce marché à la fin du XVIIIe siècle, et la suppression des corporations alimentaires au début du siècle suivant.
Exercée avec des moyens modestes et précaires, la pêche locale était liée à des traditions, des usages et des connaissances qui constituaient un savoir-faire du métier, transmis au fil du temps jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. La localisation des bancs de poissons, la connaissance des périodes de reproduction des différentes espèces, l’adoption de régles adaptées, parfois mentionnées dans les statuts mêmes des corporations qui organisaient les métiers de la pêche à l’échelle locale, étaient les éléments d’un savoir empirique sur lequel s’était fondé pendant des siècles, un équilibre entre les hommes et les ressources de la mer.
Au cours du XVIIIe siècle, cet équilibre commence à se briser sous l’effet d’une pression démographique croissante et d’innovations techniques qui ne tardent pas à manifester leur potentiel d’épuisement des ressources : au milieu du siècle commence en effet à se diffuser la pêche “a strascico”, exercée par deux embarcations (“paranzelli”) de tonnage moyen tirant les filets, qui permettait des prises bien supérieures à celles consenties par les techniques communément utilisées (filets dits “di posta”, “di parata”, “di circuizione”). Le conflit social suscité par cette innovation, entre quelques “capitalistes” mettant en oeuvre cette nouvelle modalité de pêche et les pêcheurs “traditionnels” qui percevaient cette pratique comme “extérieure” et la dénonçaient, fut à l’origine d’une des premières réglementations à caractère environnemental : “De nautis et portubus” (1785) limitait les périodes et les conditions de l’exercice de la pêche “a strascico”.
Au cours du XIXe siècle, la diffusion de moyens de pêche plus destructifs (la dynamite par exemple) était le symptôme d’une pression croissante sur la ressource et de l’inefficacité de la réglementation centrale qui, du reste, se limitait, dans une optique libérale, à émettre des règles accompagnées de peines légères pour les contrevenants. Un ensemble de facteurs concourent alors à appauvrir progressivement les pêcheurs, qui deviennent un groupe marginalisé : le déclin du système de “protection sociale” que constituaient les corporations, le poids croissant du marché en gros, les mutations institutionnelles (comme par exemple la levée triennale obligatoire avec l’Unité d’Italie) et, enfin, la crise environnementale qui se manifesta dans les deux dernières décennies du siècle avec la réduction des ressources halieutiques.. Dans l’imaginaire des décideurs et des hommes de sciences, ces métiers semblent même destinés à disparaître face au progrès. Une des issues de cette crise fut, comme pour d’autres composantes du secteur d’activité primaire (l’agriculture), l’émigration, mesurable à la diminution relative du nombre des pêcheurs. Les recensements en témoignent, à partir de 1901. Ce fut aussi dans ces années qu’émergea une nouvelle approche des difficultés de la pêche, plus sensible à la question sociale et économique qui était à la base du problème environnemental de la surexploitation des ressources : la pauvreté diffuse, la compétitivité croissante, la dépendance des pêcheurs par rapport au capital marchand furent affrontés en favorisant les coopératives et en mettant en oeuvre des mesures de protection sociale. La difficulté de concilier les exigences de développement du secteur (qui s’engageait dans la révolution de la motorisation) avec celle de la conservation de la ressource, dans le cadre d’un progrès technique qui, dans ce domaine productif avait précocement manifesté ses “côtés noirs”, restait cependant entière.
Pour en savoir plus : Alida Clemente, Il mestiere dell’incertezza. La pesca nel Golfo di Napoli tra XVIII e XIX secolo, Naples, 2005.
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