Santo Stefano, île carcérale.
Un article de Brigitte Marin.
Le 13 octobre, nous avons rencontré au Musée de Ventotene, Salvatore Schiano di Colella qui, avec son association culturelle « Terra Maris », œuvre depuis 1988 à la connaissance d’un monument exceptionnel : la prison de Santo Stefano, l’îlot-forteresse qui jouxte Ventotene.
Si les pénitenciers ne manquent pas sur les îles méditerranéennes, celui-ci est assurément hors du commun, par sa forme, sa situation, son histoire et sa richesse patrimoniale. Après avoir officiellement fermé ses portes, en 1965, l’édifice fut abandonné, et il fallut la passion de Salvatore pour les pages d’histoire qui s’écrivirent entre ses murs pour susciter l’attention des autorités comme des visiteurs de passage, et faire reconnaître ce patrimoine insulaire unique. Ce sont à nouveau 4 000 visiteurs que Salvatore a conduit sur l’îlot l’été dernier.
Sa construction est contemporaine du peuplement des deux îles de Ponza et Ventotene par les Bourbons au XVIIIe siècle et, comme pour les infrastructures de Ponza, les concepteurs en furent Antonio Winspeare et Francesco Carpi au début des années 1790. Après plusieurs années de durs travaux effectués par des forçats, le pénitencier fut inauguré en 1797. L’architecture en est particulièrement remarquable, car elle illustre concrètement les réflexions de Jeremy Bentham qui, dans les années 1780, imagina une architecture carcérale « panoptique » pour une efficace surveillance des détenus : une tour centrale de gardiennage permet d’observer aisément toutes les cellules disposées autour d’elle. Cette idée naît dans le contexte d’une redéfinition de l’incarcération comme peine propre à transformer le criminel, à le discipliner et à rectifier son comportement.
Ce dispositif de surveillance, étendu à la caserne, à l’école, à l’hôpital ou à l’usine a inspiré à Michel Foucault, dans son ouvrage Surveiller et punir (1975), sa thèse sur l’avènement, à la fin de la période moderne, d’une société disciplinaire, avec ses techniques de pouvoir sur les corps. L’ouvrage de Bentham est traduit en français en 1791. Si la prison de Santo Stefano semble construite sur ce modèle, c’est cependant avec des adaptations. Salvatore Schiano di Colella nous fait remarquer que, dans ce cas, ce n’est pas la tour de gardiennage qui est située au centre, mais la chapelle, pour la moralisation et la pénitence des reclus. Le plan, en fer à cheval, reprend celui du théâtre San Carlo de Naples, mais dans une perspective renversée : la scène, où est situé le poste de garde, regarde les loges-cellules, ainsi dominées par ce regard omniscient, qui ne laisse aucune échappatoire.
En outre, la position et la conformation même de l’îlot peuvent expliquer son choix pour une construction de cette nature. Lambeau de terre volcanique émergée, de forme ronde et élevée, Santo Stefano, bien que proche de Ventotene, est d’un accès difficile, sans abri naturel, et dès que la mer s’agite un peu, il devient inabordable, ce qui était du reste le cas lors de notre bref séjour. Cependant, par temps clair, il constitue un point d’observation remarquable, en direction de la côte napolitaine comme de Ponza ou de Zannone. Nul doute qu’une flotte s’en approchant pouvait être repérée à distance. Mais cette immense étendue liquide était cachée aux détenus dont le seul horizon était la cour centrale du bâtiment.
Enfin, cette architecture carcérale a connu une histoire singulière. Elle accueille en effet, aux côtés des criminels de droit commun, des opposants politiques aux régimes successifs, et de ce fait, de nombreux mémoires de ces hommes en ont retracé la vie au quotidien. Dès 1799, lorsque le mouvement jacobin qui avait donné naissance à une brève république de six mois est durement réprimé lors de la restauration des Bourbons, les révolutionnaires qui n’ont pas été immédiatement exécutés sont enfermés dans cet édifice, comme plus tard des protagonistes des mouvements libéraux ou des anarchistes. Sous le régime fasciste, des opposants comme Sandro Pertini, président de la République italienne de 1978 à 1985, y sont incarcérés. Santo Stefano reflète ainsi l’histoire politique mouvementée de l’Italie contemporaine. Sa valeur patrimoniale tient à son architecture singulière, unique au monde, comme à cette mémoire. Son état nécessite aujourd’hui d’importants travaux de réfection, pour conserver et transmettre à la postérité un monument qui incarne un des destins possibles des îles de Méditerranée.